Nous le savons, mais nous l’oublions parfois : pas d’amour au long cours sans attention à l’autre jour après jour. À condition de ne pas confondre générosité et sacrifice, don et manipulation. Quelques pistes pour trouver la juste distance.
Être heureux ensemble, prendre
du plaisir, tisser un lien intime complice et solide… Tout contrat de couple
repose, même implicitement, sur ces idéaux amoureux. Dans les premiers temps,
nul besoin de fournir des efforts pour que la magie irradie le tête-à-tête et
le corps-à-corps. Puis les hormones s’assagissent et le réel reprend ses
droits. « C’est alors le moment d’y mettre du sien », disent en substance les
professionnels de l’aide aux couples. Les moyens sont connus : se donner du
temps, se prodiguer des attentions, cultiver le désir. En bref, prendre soin de
l’autre. En italien, « Je t’aime » se dit : « Ti voglio bene » («Je te veux du
bien »). Une jolie formule qui n’évoque pas la passion brûlante, mais plutôt
l’amour dans sa dimension la plus altruiste, la plus généreuse et aussi la plus
idéaliste. Celle que l’on pense si indissociable de l’amour qu’elle semble une
évidence. Aimer signifie vouloir le bien de l’autre, comment pourrait-il en
être autrement? Et pourtant…
Des
motivations cachées
La psychanalyse, en nous permettant d’explorer les marécages de notre inconscient, nous a confronté à la face sombre de nos beaux sentiments : envie, jalousie, haine… Mais, nourris de romantisme et désireux de confort affectif et émotionnel, nous oublions volontiers ce côté obscur. Et nous sous-estimons sa force. Le psychanalyste Jean-Michel Hirt affirme qu’une bonne intention consciente peut être entachée de motivations moins avouables, comme le désir de dominer l’autre, de le rendre dépendant de soi, et même d’étouffer sa propre agressivité par des attentions, des soins et des cadeaux. C’est pourquoi, selon lui, il n’est jamais inutile de s’interroger sur ses motivations altruistes, surtout si elles sont très généreuses, très fréquentes, ou si l’on en fait la promotion sur l’air de tout ce que je fais pour toi ou tu es tout pour moi.
Dans le soin amoureux, la peur, de la perte ou de la trahison, peut être un puissant moteur et la source de nombreux conflits, parfois de ruptures. Les inconscients communiquant sans entraves, le conjoint qui perçoit les motivations masquées peut ne plus supporter d’être affectivement pris en otage. C’est ce qui est arrivé à Jeanne, 37 ans, excédée par les appels, textos et autres mails de son ex-compagnon, qui désirait savoir « ce que faisait [son] petit chat » et qui avait, de cadeaux en attentions, tissé une véritable toile d’araignée autour d’elle. Pour Jean-Michel Hirt, on peut mesurer la qualité du soin au peu de poids qu’il fait peser sur les épaules de celui qui le reçoit : la relation fait que chacun accueille sans inquiétude les différents mouvements – humeurs, points de vue, désirs – de son partenaire. Pour le psychanalyste, contrairement à une croyance largement partagée, savoir prendre soin de l’autre ne se joue pas tant du côté du don que de celui de la distance. Plus exactement de la bonne distance, celle qui permet d’être à l’écoute de ses besoins et de ses désirs, et d’entendre ceux de l’autre.
La juste
distance
Cette posture, on l’aura
deviné, requiert des talents d’équilibriste et exige un minimum d’autonomie
affective. « Mieux l’on aura été nourri affectivement, sécurisé, enveloppé,
mieux on saura se traiter soi-même, et moins on pèsera sur l’autre, explique le
psychanalyste Moussa Nabati. Ce qui signifie que nous
serons capables de donner et recevoir de manière juste. En évitant le piège de
l’égoïste “moi d’abord” comme celui de la fusion, asphyxiante et régressive. »
Si l’on n’a pas bénéficié d’un capital d’estime de soi suffisant, poursuit le
psychanalyste, « il faudrait apprendre à se materner grâce à un travail
personnel pour identifier ses manques et blessures, et tenter de les guérir
plutôt que de transformer son partenaire en thérapeute ». Même si prendre soin
de l’être aimé signifie aussi le soigner dans le sens de soutenir, réconforter,
faire plaisir. « À condition que la réciprocité existe et que la fluidité soit
la règle, tempère Moussa Nabati. Sinon, l’équilibre relationnel est rompu et, à
moins d’être épanoui dans cette distribution fixe des rôles, cela finit par se
payer cher. Le sacrifice de soi comme l’égoïsme ont, en amour, un coût très
élevé ».
Parfois, prendre soin, c’est
aussi savoir marcher sur la pointe des pieds, se faire discret, s’éloigner
momentanément. « Lorsque Patrick a perdu son père, se souvient Chloé, 34 ans,
j’ai senti que je ne devais pas le surcharger d’attentions, mais lui laisser le
temps et le silence pour encaisser, et aussi l’espace pour qu’il puisse prendre
sa place d’homme, celle, justement, que son père, très dominateur, ne lui avait
pas laissé prendre ».
Déployer ses antennes pour
sentir ce que l’autre a du mal à formuler, tomber suffisamment le masque pour
faire vivre toutes ses facettes sans craindre le jugement, et autoriser son
partenaire à en faire autant… C’est aussi cela que permet l’intimité du couple.
Trop souvent, on mésestime son pouvoir transformateur. « On peut grandir en
corrigeant ses défauts dans le miroir que nous tend l’autre, témoigne Laurent,
42 ans. Au début de notre relation, Lucille m’a reproché mon “indifférence
égoïste”. Je me fermais quand je sentais pointer le conflit, et je n’ai pas
l’habitude de m’épancher sur mes états d’âme… Résultat, j’ai dû apprendre à me
montrer plus ouvert, et elle a appris à modérer sa tendance à prendre la mouche
au quart de tour ».
Des
attentions positives
« Comprendre les émotions de
l’autre est l’un des piliers d’une intimité féconde, sou-ligne Stéphanie Hahusseau. Mais pour cela, encore faut-il
entendre ses propres émotions ». La psychiatre et psychothérapeute préconise un
exercice introspectif en trois étapes : ressentir pleinement dans son corps
l’émotion qui nous envahit; l’identifier (colère, tristesse, gêne…);
l’accepter (ici et maintenant, je me sens triste, en colère…). « Ce centrage
permet de ne pas envahir son partenaire et de ne pas lui adresser des demandes
irréalistes. En assumant nos émotions, nous pouvons évoluer dans une intimité
sans parasites émotionnels».
Pour la psychiatre et
psychothérapeute, prendre soin de son couple, c’est aussi savoir se créer des
émotions positives. « Des études démontrent que les couples heureux sont ceux
qui pratiquent ce que l’on appelle “les renforcements positifs” : ils se
manifestent de la gratitude, se font des compliments, se remémorent de manière
détaillée des bons moments passés ensemble… » Selon Stéphanie Hahusseau, tout
couple peut adopter ces pratiques. Évoquer, seul ou ensemble, les expériences
heureuses ou les qualités de l’autre, constitue la plus agréable façon de
rester amoureux en se voulant et en se faisant du bien.
« À travers
moi, c’est son angoisse qu’elle soigne »
Franck, 43 ans
« Il y a presque deux ans,
j’ai été hospitalisé en urgence pour de violentes douleurs au ventre. J’ai
vraiment cru que j’allais mourir. Ce n’est qu’au bout d’une semaine que l’on
m’a diagnostiqué la maladie de Crohn. Sa particularité est que l’on n’en guérit
jamais. Cela dit, je suis sous traitement et je n’ai plus eu de poussée. Tout
va bien. Depuis, pourtant, Delphine, ma femme, n’a plus cessé de me considérer
comme un malade. Elle a toujours été anxieuse pour tout et presque phobique
pour ce qui concerne la santé, mais là, ça dépasse l’entendement. Elle est
devenue incollable sur la maladie de Crohn, sur les régimes alimentaires
appropriés, sur les facteurs extérieurs susceptibles de déclencher des crises…
J’ai l’impression de vivre avec mon médecin. J’ai commencé par en rire, puis
j’ai dû devenir presque désagréable pour lui demander de cesser de me
considérer comme un éternel convalescent. Il suffit que je mette la main sur
mon ventre pour qu’elle change de tête, ou que j’aie l’air un peu fatigué pour qu’elle
me propose d’appeler le médecin. C’est “dévirilisant”! Son angoisse déborde sur
moi. En fait, elle instrumentalise ma maladie pour se soigner. Je le lui ai
dit, nous avons eu une scène terrible. Et qui n’a rien changé. Son attitude me
pose problème, cela altère le désir que j’ai pour elle. Je crois que je vais
lui faire peur avec ça pour qu’elle se remette à la bonne place avec moi. »
« En cas de
conflit, la vraie victoire du couple est d’en sortir ensemble »
Questions à . . . Dominique
Picard, psychosociologue
Pour la psychosociologue, prendre soin de l’autre, même dans les conflits,
n’est pas une mission impossible.
Comment prendre soin de l’autre
en cas de désaccord?
D.P. : D’abord
en restant en prise avec ce que l’on éprouve, de manière à le transmettre à
l’autre avec une sincérité authentique. Celle-ci s’entend, et elle neutralise
l’agressivité et les ripostes de mauvaise foi. En entrant dans un conflit, il
faudrait garder à l’esprit que la vraie victoire du couple est d’en sortir
ensemble et fier de soi.
Que
faudrait-il éviter à tout prix?
D.P. : Principalement trois
écueils. La transformation de la relation en jeu de rôles bourreau-victime,
c’est-à-dire refuser de prendre sa part de responsabilité ou se fermer à la
critique de manière à incriminer uniquement l’autre. Les atteintes profondes au
narcissisme : insultes, vexations, humiliations; ces blessures laissent des
traces très profondes. Et une sortie trop rapide du conflit (par fatigue ou
lâcheté), qui, de toute façon, resurgira sous une forme ou sous une autre et
sera en plus aggravé par la frustration et le ressentiment.
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